mardi 8 octobre 2013

Éloge de la moule accrochée à son rocher

Ça m'arrive de fréquenter des gens qui ne galèrent pas, qui ont des bons jobs et des payes correctes.

Ce sont des bosseurs. Ils ont vu le vent tourner, ils ont toujours su anticiper. Ils ont une épargne et ils en causent avec gourmandise. Ils savent exactement combien ils toucheront lorsqu'ils seront à la retraite. Ils aiment bien te rappeler en passant avec un petit sourire en coin que tu ne pourras pas profiter de ton épargne. Tu le sais, merci, il se trouve que ça n'a jamais été ton but premier dans la vie.
 
Ça te choque quand même un peu qu'ils semblent prendre tant de plaisir à ta future misère. Ils doivent se réciter La Cigale et la Fourmi tous les soirs, comme d'autres consultent des sites pornos sur Internet, et prendre leur pied. Il faut des compensations dans la vie.

Ils ne sont pas tous de droite. Ils trouvent tout à fait normal que des personnes convenablement éduquées et formées connaissent une précarité galopante, on n'avait qu'à faire comme tous les gens raisonnables : s'accrocher à nos boulots, encaisser, subir et devenir fonctionnaires, c'est tout ! Si on est pauvres, c'est qu'on le mérite, comme les prolos, comme tous les va-nu-pieds, les crevards, les pas-grand-chose.
 
Issus de familles qui ont toujours respecté l'ordre établi et marché droit, ils sont heureux de toucher enfin les dividendes des comportements exemplaires et prudents des générations qui les ont précédés.
 
Certains se prennent pour des pédagogues et des lumières et nous expliquent que l'avenir de notre fille dépend de ses performances mathématiques.
 
On est tellement cons, en plus d'être précaires et pauvres, qu'on n'est pas au courant qu'on vit dans un pays qui voudrait bien balancer aux oubliettes tous les apprentissages inutiles qui attirent les parasites et les asociaux : lettres, histoire, philosophie, sociologie, etc.
 
Les maths, c'est clair et net, c'est fiable comme un algorithme mouliné par des machines molles, c'est l'alpha et l'oméga d'une humanité hygiénique enfin débarassée de ses interrogations superfétatoires et obsolètes.
 
C'est l'outil de sélection ultime d'une main-d'oeuvre évaluée et consentante, obéissante et sans états d'âme, confiante dans la bienveillance de ses chefs, rétive au bizarre et attachée à la permanence des choses de sa vie.
 
Quel que soit le prix à payer pour que le nouvel ordre mondial, qui saccage tant de vies, ne trouble pas son petit confort, n'entame pas ses certitudes et n'obère pas ses privilèges.