lundi 26 octobre 2015

Journal des années noires - Jean Guéhenno -1943 (2)

« 1er juin
Préserver sa liberté dans un monde d'esclaves. C'est toute la politique de bien des gens et qui se croient par comble des sortes de héros. Mais ce n'est que la politique de Narcisse. [...] »

« 20 juillet
En vacances, après un mois d'accablante besogne. Correction de copies. Examens, travail à la chaîne. En quinze jours, j'ai interrogé quatre cent quatre-vingt dix candidats, qui me passaient sous le nez, à raison de cinq à l'heure, sans me laisser une minute de répit. J'étais harassé. Mais l'épreuve peut-être était salutaire, édifiante. J'ai rappris, si je l'avais oublié, ce que c'est que passer tout le temps de sa vie à la gagner, c'est la condition de bien des hommes et c'est affreux. [...] »

« 17 novembre
Étrange expérience, celle de ces jeunes étudiants qui, pour éviter de partir en Allemagne, vont travailler dans les mines où les embauchent et les cachent des patrons patriotes, mais je doute qu'elle leur apprenne tout ce qu'elle pourrait leur apprendre. Les préjugés acquis sont les plus forts. 

L'un d'eux que j'ai vu récemment (M...), normalien, égyptologue, est pour le moment chef de coupe dans une forêt au-dessus de Grenoble. Il a d'abord travaillé à la chaîne, pendant deux mois, à l'usine, à Grenoble même. Cinquante-quatre heures par semaine, d'un travail épuisant dans un bruit infernal. Il en était encore horrifié en me le racontant, mais il ne rapportait tout qu'à lui-même. 

D'avoir vécu parmi des hommes qui ne pensaient pas et qui n'auraient pu penser quand ils l'auraient voulu, tant leur travail les abrutissait, n'avait exalté en lui que le sentiment de sa supériorité. Au reste fier d'avoir tenu le coup. il ne sentait que du mépris pour ses compagnons de travail, dénonçant leur manque de conscience, leur grossièreté, les proclamait indignes de faire autre chose que ce qu'ils faisaient. 

Au bout de deux mois, le patron qui ne lui avait pas donné signe de vie depuis qu'il l'avait embauché, l'invita brusquement à dîner un soir et le promut chef de coupe. Il commande maintenant dans la forêt à une équipe de vingt bûcherons qui travaillent comme des bêtes, dit-il, et gagnent vite un argent qu'ils dépensent plus vite encore, se saoulant à crever, dès qu'ils ont fini leur tâche. 

Dans quelques semaines, il redescendra à l'usine, mais ce sera cette fois pour y tendre la chaîne, y organiser le système. Bedaud. Le patron peut compter sur lui, son intelligence et sa dureté.

Si la guerre lui en laissait le temps, il en ferait son associé et son gendre. Mon jeune intellectuel trouve tout cela seulement naturel. Il se croit né pour commander, en tout cas pas pour ces tâches serviles qui conviennent si exactement au contraire à ses compagnons de rencontre. 

Je l'interroge sur l'avenir; la règle communiste lui paraît inquiétante : que ferait-elle de lui ? De l'égyptologue qu'il veut être (car il faut lui accorder ceci qu'il reste fidèle à toutes ses passions de jeune normalien et de chercheur de vérité). Il prend la société comme un fait : il faut bien qu'il y ait tous ces forçats pour qu'il puisse y avoir un égyptologue. 

Le système ancien, tout empirique qu'il était, lui paraît somme toute assez bon, puisqu'il triait les intelligents et les imbéciles et ne s'est pas trompé dans son propre cas, l'a mis à part et l'a fait égyptologue. Je lui ai demandé s'il est tout à fait sûr que tous ces imbéciles et ces ivrognes parmi lesquels il vit pour le moment soient en effet nés imbéciles et ivrognes. [...] »

dimanche 25 octobre 2015

Journal des années noires - Jean Guéhenno - 1943 (1)

« 12 février.
Jamais la République n'a osé franchement enseigner la République. C'est de cela qu'elle est morte peut-être. La bourgeoisie n 'est devenue « républicaine » que pour continuer à contrôler les pouvoirs. Elle n'a jamais cessé de « résister », comme le faisait M. Guizot. Elle n'a cessé d'avoir peur de l'« égalité » et ne tenait pas à exalter dans les petites gens ce droit d'espérer qui était inscrit dans la loi elle-même. A l'inverse, elle n'a pas tenu non plus à leur rappeler que la loi républicaine doit être une dure loi; elle avait trop de souci de garder elle-même ses aises et de préserver sa propre mollesse.

Ainsi le sens de la liberté sous la loi s'est-il perdu. La morale civique, qu'on enseignait dans les écoles était quelque chose de facile et de niais, un conformisme sans élan et sans foi.

Si l'on parlait de Rousseau dans les lycées, c'était de son sentiment de la nature, du lac, de la pervenche. Peu ou point du Contrat social, du Discours sur l'Inégalité, de la Religion civile

Quant au socialisme, il est interdit d'en dire un mot. Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Marx, Sorel, Jaurès, ne sont que des noms pour la plupart des Français. Leur conscience politique sur ce point est aussi mal informée que possible. Le socialisme a ses partisans et ses adversaires également fanatiques. Mais ce n'est qu'un mot, un mythe pour la plupart, au nom duquel, avant peu peut-être, ils s'entr'égorgeront sans trop comprendre, et leur ignorance même fera leur cruauté. C'est là ce que rapporte la peur. Un enseignement lucide et courageux les eût habitués à cette idée, leur en eût montré les divers aspects, en eût préparé la forme française. »

dimanche 18 octobre 2015

Retour vers le futur

« Communauté », c'est le mot à la mode, la nouvelle tartufferie. La peur du communisme a inventé ce calembour. Dans la réalité, sous prétexte de guerre à l'individualisme, il ne s'agit que de maintenir et de conserver la communauté, telle qu'elle est, chacun restant strictement à la place qu'il occupe, de riche ou de pauvre, de privilégié ou de souffre-douleur. 

Les pauvres seront bien ingrats s'ils ne comprennent que des privilégiés ont encore plus de mérite à user de leurs privilèges au seul service de la communauté qu'eux-mêmes à lui offrir leurs souffrances et s'ils ne sont séduits par cette émulation dans le sacrifice. 

On veut bien que la communauté subordonne les personnes, pourvu qu'elle ne subordonne pas les biens. Les privilégiés s'y retrouveront.

Jean Guéhenno, 
Journal des années noires, 
20 février 1942