dimanche 25 octobre 2015

Journal des années noires - Jean Guéhenno - 1943 (1)

« 12 février.
Jamais la République n'a osé franchement enseigner la République. C'est de cela qu'elle est morte peut-être. La bourgeoisie n 'est devenue « républicaine » que pour continuer à contrôler les pouvoirs. Elle n'a jamais cessé de « résister », comme le faisait M. Guizot. Elle n'a cessé d'avoir peur de l'« égalité » et ne tenait pas à exalter dans les petites gens ce droit d'espérer qui était inscrit dans la loi elle-même. A l'inverse, elle n'a pas tenu non plus à leur rappeler que la loi républicaine doit être une dure loi; elle avait trop de souci de garder elle-même ses aises et de préserver sa propre mollesse.

Ainsi le sens de la liberté sous la loi s'est-il perdu. La morale civique, qu'on enseignait dans les écoles était quelque chose de facile et de niais, un conformisme sans élan et sans foi.

Si l'on parlait de Rousseau dans les lycées, c'était de son sentiment de la nature, du lac, de la pervenche. Peu ou point du Contrat social, du Discours sur l'Inégalité, de la Religion civile

Quant au socialisme, il est interdit d'en dire un mot. Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Marx, Sorel, Jaurès, ne sont que des noms pour la plupart des Français. Leur conscience politique sur ce point est aussi mal informée que possible. Le socialisme a ses partisans et ses adversaires également fanatiques. Mais ce n'est qu'un mot, un mythe pour la plupart, au nom duquel, avant peu peut-être, ils s'entr'égorgeront sans trop comprendre, et leur ignorance même fera leur cruauté. C'est là ce que rapporte la peur. Un enseignement lucide et courageux les eût habitués à cette idée, leur en eût montré les divers aspects, en eût préparé la forme française. »